Mandela (1918-2013)
Le négociateur
collaboration spéciale
Lorsque Nelson Mandela est sorti de prison, le 11 février 1990, il était libre. Libre dans un pays emprisonné par la guerre, l’oppression, la soumission, le désespoir, la peur . Un pays encagé dans une histoire troublante et unique ; un pays emmuré derrière des sanctions internationales accablantes. Mandela est pourtant sorti avec le sourire, est allé vers le président Frederik De Klerk, à la tête du parti qui l’a gardé emprisonné pendant 27 ans, lui a tendu la main et a dit : « Bâtissons un pays ensemble. »
Cette main tendue a été la moitié du travail. Les Blancs avaient peur que Mandela sorte avec un sentiment de vengeance qui aurait pu être meurtrière. Mais ce premier pas de Mandela, malgré les peurs et les angoisses, marqua le ton de la transition.
Plusieurs fois, le pays est près de tomber dans un gouffre ; souvent, les négociations ont frappé un mur. Il y avait quelque 30 partis politiques, tous différents, tous divergents, à réunir vers un seul but, celui d’un pays commun, pacifique, où tous auraient le droit de vote, le devoir de respecter l’autre, même l’ennemi. Tous réclamaient « leur » pays, à « leur » façon. Or, il fallait s’entendre sur une seule façon.
Si un artiste avait eu à peindre le tableau du pays durant la période de transition, on aurait vu du rouge, beaucoup de sang . Celui qui coulait de la guerre entre l’ANC et l’Inkatha – parti politique conservateur qui prônait un séparatisme territorial – qui a fait 25 000 morts de 1983 à 1996, entre les Afrikaners et les Anglais, entre les Afrikaners et d’autres Afrikaners, entre les Blancs conservateurs et les Blancs libéraux, entre les communistes et les fascistes, entre les nationalistes et les partisans d’un état unitaire, entre les radicaux et les militants pacifistes.
Les alliances étaient parfois très colorées et même paradoxales. Ainsi, on a vu naître l’« alliance de la liberté », qui regroupait des Noirs nationalistes et des extrémistes de droite, qui prônait un État blanc ! Les premiers détenaient le pouvoir dans certains bantoustans, comme Mangosuthu Buthelezi au Kwazulu, et les autres étaient ceux qui leur avaient donné ce pouvoir. Les deux étaient des produits de l’apartheid et s’estimaient les grands perdants de la politique d’État unitaire mise de l’avant par l’ANC.
Le pays est en flammes. La violence éclate de partout. Les morts tombent par dizaines tous les jours. Les soldats de l’Umkhonto we Sizwe, la branche armée de l’ANC, sont mécontents, frustrés qu’on ait suspendu la lutte armée. Ils sont sans emploi, sans cause à combattre, ce qui les pousse à se battre pour se battre. Mandela a dû amadouer ses propres partisans, les convaincre qu’il fallait parler avec « l’ennemi », négocier avec lui, faire des compromis. Beaucoup de compromis.
Les élections sont finalement fixées au 27 avril 1994. Mais d’ici là, des forces multiples avaient largement le temps de déstabiliser la société. Un des pires incidents fut le massacre de Boipatong. Le 17 juin 1992, une armée de partisans de l’Inkatha, qui, selon des témoins, était « secondée par des policiers blancs », a envahi le township de Boipatong près de Johannesburg ; ils ont massacré 45 hommes, femmes et enfants, ont même arraché le fœtus du ventre d’une femme. Mandela était évidemment furieux, hors de lui. Il a rompu les négociations. Mais il est revenu, toujours avec la main tendue.
Boipatong a eu l’effet de consolider le pouvoir de l’ANC. C’est Mandela qui mène définitivement la barque après le massacre. Mais la violence politique continue de plus belle. Le 10 avril 1993, le secrétaire général du Parti communiste, Chris Hani, est assassiné. Hani était probablement le leader le plus populaire après Nelson Mandela. Les images secouent l’Afrique du Sud. On craint le chaos. Des bombes sautent. Soixante-dix personnes sont mortes. Le président, Frederik De Klerk, est totalement impuissant. C’est à Nelson Mandela qu’il fait appel. Mandela s’adresse à la nation, en direct à la télévision. Il appelle au calme. Il parle à l’écran comme un père parle à son enfant. Il est ferme mais doux, ému mais rationnel. Il a sauvé les meubles.
Mandela n’était pas un négociateur facile. « Lorsqu’il était convaincu d’une chose, impossible, ou presque, de lui faire changer d’idée , raconte Derek Hanekom, ministre dans son cabinet pendant cinq ans. Mais il était un négociateur hors pair. Il écoutait. Il ne faisait jamais perdre la face à l’autre. Il était juste. » Puis, il ajoute, en riant : « Il était impossible de le duper ! »
De Klerk, et son parti, le Parti national, veulent que soit entériné à jamais, dans la Constitution, le partage des pouvoirs, une espèce de droit de veto pour la minorité blanche. Pas question, dit Mandela. Un compromis fut accepté par tous les partis : celui du partage des pouvoirs pendant cinq ans, pendant le premier mandat du gouvernement démocratique, le temps de négocier autre chose.
La Constitution transitoire est adoptée en novembre 1993. Le 25 avril 1994, la veille des votes spéciaux, une bombe explose, faisant des dizaines de morts. Mais il est trop tard. L’ANC a gagné. Mandela a gagné son « long chemin vers la liberté ».
« Un règlement similaire au Moyen-Orient serait de voir Israël, la Cisjordanie et la bande de Gaza regroupés dans un seul État laïque qui serait dirigé par un gouvernement à majorité palestinienne et dans lequel les Juifs vivraient en paix et en sécurité en tant que groupe minoritaire. Ceci est l’ampleur de la réussite de l’Afrique du Sud, l’envergure de la révolution politique », souligne Allister Sparks, auteur de trois livres sur l’Afrique du Sud.